Un vignoble à l'assaut du ciel
C'est un vignoble unique au bord du lac Léman. Depuis près de mille ans, les vignerons de Lavaux, ont édifié des centaines de terrasses pour profiter d'un terroir exceptionnel, et des trois soleils qui réchauffent ces coteaux pentus.
En regardant Lavaux depuis le lac Léman, le vigneron Potterat disait simplement : « C'est la plus belle des cathédrales ». Situé entre Lausanne et Vevey Montreux, le vignoble de Lavaux est un monument de pierres de 14 kilomètres de long, une mosaïque de terrasses accrochées dans une pente parfois vertigineuse. Imaginez un rempart de vignes grimpant à l'assaut du ciel. Par endroits, 400 mètres séparent les rives du lac où les premiers ceps ont les pieds dans l'eau et les plus hauts perchés, juste avant que la viticulture abandonne le terrain aux forêts et aux champs cultivés de l'arrière-pays.
À Cully, au coeur du Lavaux, Jacques et Jean-François Potterat travaillent les vignes que cultivaient jadis leur père et avant lui le père de leur père. Avec une surface de quatre hectares, leur domaine est dans la moyenne des propriétés cultivées par quelque deux cents vignerons. Dans le village voisin de Rivaz, Benjamin Monachon, dont la famille travaille la vigne depuis sept générations, a, lui aussi remis, le domaine à son héritier: « Mon père cultivait un hectare, moi j'ai passé à deux, mon fils en travaille trois, on s'agrandit d'un hectare par génération! » Autrement, les surfaces cultivées dans ce paysage aujourd'hui très protégé, n'ont pratiquement pas évolués.
Il faut dire que le petit verre de vin blanc que l'on déguste dans la fraîcheur d'un caveau vaut son pesant de peine et de sueur. A Lavaux, avant de pouvoir planter le premier cep, les hommes avaient dû entreprendre des travaux de titans.
Traditionnellement, l'année viticole commence le 11 novembre, à la Saint-Martin. Mais dès le début du mois, il flotte dans les maisons et presque dans chaque village, une odeur bien caractéristique. Au fond des caves, le jus de raisin pressé il y a déjà six semaines, est en pleine fermentation. Dans un puissant dégagement de gaz carbonique, la nature réinvente le vin nouveau.
Le verre que l'on soutire directement dans une grande cuve est trouble. Le vin est encore bourru, il pétille, picote la langue. À ce stade, impossible de se prononcer quant à son avenir. Mais le vigneron veille sur lui quotidiennement, : « Il faut le dorloter ! dit Benjamin Monachon, C'est exactement comme avec un enfant. Le vin, on l'élève avec amour. »
Dans les vignes, les feuilles jaunes, puis rouges, puis rouillées ont fini par tomber. Le paysage, hérissé de milliers d'échalas et de ceps noirs, révèle l'incroyable architecture de ce vignoble en terrasses. Avant Noël, le vigneron devra remonter sa terre emmenée par l'érosion et combler les ravines creusées par les pluies d'été. Aujourd'hui, l'essentiel du travail se fait grâce à des brouettes à moteur ou avec un ingénieux petit funiculaire monorail, « le funivigne ». Mais en Lavaux, pour atteindre les parchets les plus escarpés, il faut toujours le dos d'un homme et une hotte.
Avant les grands froids, il faut encore consolider les murs. Le vigneron devient maçon pour entretenir les kilomètres de terrasses qui retiennent les quelque 792 hectares du vignoble. À plusieurs endroits, certaines ont été construites pour accueillir moins d'une dizaine de ceps !
« Il fallait un courage fou » remarque Jean-François Potterat à propos des bâtisseurs. Imaginez d'abord un maquis, une friche couverte d'arbustes et de ronces, un coteau très pentu qu'il a fallu entièrement dégager... C'était vers l'an mille, et ce sont des moines, d'abord ceux de Cluny, puis des Cisterciens, auxquels la règle impose des travaux manuels, qui ont accompli ce formidable travail.
Charles-Ferdinand Ramuz, l'écrivain vaudois (1878-1947), qui vécut longtemps au coeur de Lavaux décrit ainsi l'oeuvre des premiers vignerons de la région. « Le bon Dieu a commencé, nous on est venu ensuite et on a fini... Le bon Dieu a fait la pente, mais nous on a fait qu'elle serve, on a fait qu'elle tienne, on a fait qu'elle dure...Ailleurs, l'homme se contente de semer, de planter, de retourner ; nous, on l'a d'abord mise en caisses, regardez voir si ce que je dis n'est pas vrai ; mise en caisses, je dis bien, mise tout entière dans des caisses et, ces caisses, il a fallu ensuite les mettre les unes sur les autres... »
Et en Lavaux, la terre est souvent lourde, argileuse, le terrain glisse irrégulièrement et, entre autres, il a fallu d'énormes travaux pour maintenir la stabilité des deux importantes lignes de chemin de fer qui traversent le vignoble, celle qui monte vers Berne et la Suisse alémanique, et celle qui file vers le Valais, le tunnel du Simplon et l'Italie.
Sur la commune d'Epesses qui domine celle de Cully, on raconte que le terrain du village aurait glissé de quatre ou cinq cents mètres au fil des siècles... Le nom de certains crus rappelle ces bouleversements géologiques. Par exemple « La Braise d'enfer », que Marcel Dubois et ses fils récoltent sur un parchet toujours instable. « On dit que c'est le diable qui fait bouger la terre... Les vins d'Epesses ont ces parfums un peu sauvages, avec un peu de miel, ils sont charpentés, musclés... À Saint-Saphorin, c'est la même pente, mais la terre est plus légère, le vin est tout en finesse, en élégance... »
Si les vignerons se sont accrochés à ces parchets pentus c'est parce qu'ils ont rapidement remarqué la richesse du microclimat et la variété des terroirs. En Lavaux, on plante en majorité du Chasselas et des spécialités comme le Chardonnay et le Pinot gris ; on plante aussi un peu de Gamay et du Pinot noir pour les vins rouges. Mais la spécialité du Lavaux, c'est bien le Chasselas, un cépage que les Suisses sont pratiquement les seuls à vinifier. Sinon, en petite quantité, on en élève en Alsace et en Allemagne; plus au sud, on en fait un raisin de table, celui de Moissac en France est particulièrement apprécié.
En Lavaux, le Chasselas, cépage plutôt neutre mais très sensible aux différents terroirs, a trouvé une place de choix pour exprimer toute sa richesse. « Dans le jus de raisin, vous ne sentez rien du tout, mais le vin, par la fermentation, souligne tous les goûts subtils de la terre qui change au fil de la pente. » Le vignoble de Lavaux compte ainsi six appellations d'origine, Lutry, Vilette, Epesses, Saint-Saphorin, Chardonne, Montreux-Vevey ; et deux grands crus: le Dézaley et le Calamin.
Entre janvier et mars, les vignerons commencent la taille des sarments, à la fois pour régulariser la production et donner à la vigne un port déterminé. Aujourd'hui la taille « Guyot », culture sur un fil de fer a pratiquement remplacé partout l'ancienne méthode de culture dite en « gobelets », beaucoup plus fastidieuse. Mais la taille reste un travail d'endurance qui, chaque année, doit être achevé dans les meilleurs délais car, comme prévient le proverbe: « A la Saint Grégoire (12 mars), taille ta vigne si tu veux boire ».
Pour régler leur calendrier des travaux, les vignerons regardent aussi de l'autre côté du lac, vers Thonon, vers Evian et les Alpes de Savoie. « À certains endroits bien précis, des accumulations de neige forment des figures qui se transforment à mesure qu'elles diminuent avec la fonte. Ainsi, depuis Epesses et Puidoux, on peut voir, ou plutôt deviner, une tête de cheval. On dit que, quand il a mangé sa botte de foin, il est temps d'effeuiller et que lorsqu'il a la tête coupée, on dit que c'est le moment d'attacher la vigne. Pour les enfants du village, ça signifie aussi que l'eau du lac est assez chaude pour la baignade. »
En juin pour les effeuilles, les vignerons vaudois engagent des femmes, « les effeuilleuses », qui viennent traditionnellement du Val d'Aoste en Italie tout proche. Le travail est éprouvant, les journées durent facilement douze ou treize heures, et il faut compter deux semaines pour mettre de l'ordre dans la végétation très exubérante de la vigne. Déjà chaud mais souvent encore humide, le mois de juin c'est aussi le temps où les maladies risquent d'apparaître. Dans ce paysage impraticable avec des machines, les traitements ont longtemps été un travail particulièrement pénible. Aujourd'hui, de plus en plus souvent, les vignerons ont recours à l'hélicoptère pour pulvériser les produits sanitaires indispensables. En un jour, la machine traite jusqu'à cent hectares de vignes en terrasses, alors qu'un vigneron avec un atomiseur sur le dos et un aide pour le ravitailler, ne traite que deux hectares par jour au maximum.
Juin c'est aussi et surtout le mois de floraison de la vigne. Partout sur les parchets, des milliers de fleurs blanches dégagent, en attendant d'être fécondées, un parfum discret et excitant.
Dans les caves, les odeurs sont plus entêtantes. C'est l'heure de la mise en bouteille. À Cully, chez les Potterat, les membres disponibles des deux familles se mobilisent et font la chaîne, pour laver les verres, coller les étiquettes et ranger les bouteilles... L'ambiance, comme chaque fois que les vignerons travaillent en équipe, est en même temps laborieuse et joliment festive.
En juillet, les grains de raisin ont déjà la taille d'un petit pois. Et encore une fois, le vigneron, équipé d'une grande cisaille, doit passer entre ses lignes, dompter cette plante qui pousse comme une liane, jusqu'à cinq centimètres par jour !
Au mois d'août par contre, tandis que les grains s'alourdissent et font basculer les grappes, personne dans les vignes... « Les anciens disaient qu'à partir de ce moment-là, la vigne a besoin de solitude, elle supporte mal l'ombre du vigneron ! »
Lavaux pourtant ne manque pas de soleils. Selon une légende facile à vérifier pendant l'été, il bénéficie de la chaleur de pas moins de trois soleils ! D'abord il y a celui qui brille au-dessus de nos têtes, ensuite il y a le lac, le Léman ,et sa puissante réverbération. Enfin, le troisième soleil à entretenir cet exceptionnel microclimat, ce sont les murs des terrasses qui, pendant la nuit, rendent à la terre la chaleur accumulée durant la journée.
Arrive septembre, le mois de la maturation. Les grappes de Chasselas se dorent et puis se cuivrent. C'est le moment des les emballer dans des filets pour les protéger des oiseaux qui, comme le vigneron, guettent la première grappe mûre. À la fin du mois ou, plus généralement dans la première quinzaine d'octobre, ce sont les vendanges qui commencent, à la même date, décidée par chaque commune et ses vignerons.
Il faut savoir qu'en Lavaux la grande majorité des vignerons sont encaveurs et qu'ils élèvent et commercialisent eux-mêmes leur production. Pour les vendanges c'est toute la famille qui se mobilise et qui engage des tacherons. De partout en Europe, et même du monde entier, les vendangeurs et les vendangeuses débarquent et s'engagent pour une quinzaine... « On a eu des Canadiens, des Australiens, des Polonais, des Péruviens, des Français et des Suisses Allemands bien sûr... Il y a des fidèles qui viennent chaque année. » Monika, zurichoise de 28 ans, prend régulièrement ses vacances pour venir faire les vendanges à Rivaz. C'est fatigant, il ne fait pas toujours beau, « mais il y a une ambiance tellement extraordinaire, le soir aussi après le travail... » Après une année de vendange, Vassili, un Bosniaque de 26 ans, a quitté une place d'employé au Montreux Palace pour travailler toute l'année dans les vignes.
« Chez nous, pour nos quatre hectares, les vendanges durent dix ou douze jours et c'est vraiment notre plaisir. » Les femmes de Jacques et de Jean-François nourrissent quatre fois par jour une vingtaine de personnes. Il y a les vendangeuses et puis les brantards, ceux qui portent sur le dos les caisses de plastique qui ont remplacé les brants (hottes). « Depuis l' apparition des caisses vers 1960, les vignerons de Lavaux vendangent de haut en bas, avant il fallait remonter le raisin entre les lignes, les porteurs n'auraient jamais pu travailler en baskets comme ils le font aujourd'hui... ».
À la maison, quatre personnes s'affairent au pressoir. Celui des frères Potterat est un morceau de patrimoine, l'un des derniers à fonctionner à main. « Il ne faudrait pas avoir davantage de raisin à presser, mais c'est un outil encore tout à fait performant et puis, il y a un plaisir sentimental à travailler encore comme ça... »
Il est seize heures. Le pressoir est plein de raisin foulé, et l'on peut replacer les lourds morceaux de chêne qui le ferment. Au début, un seul homme suffit à pousser l'imposante palanche qui tourne en craquant. Mais une pressée dure environ douze heures... Et pour finir, il faut démultiplier la force de plusieurs hommes pour extraire les dernières gouttes de moût. Ensuite, il faut tout démonter, vider le pressoir, le nettoyer pour la pressée de l'après-midi, et puis recommencer.
Recommencer jusqu'à la dernière grappe. Ensuite, eh bien c'est la fête qui, dans chaque village, dans chaque maison vigneronne, marque traditionnellement la fin des vendanges. Le vin naturellement coule généreusement et, en le dégustant entre les cuves de moût fraîchement pressé, les vignerons rêvent déjà aux arômes de celui qui commence sa vie aujourd'hui.
J.-B.B.
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